Chapitre II

 

Je commence à soupçonner que ce jeune homme est atteint d’une terrible contagion. – La poésie ! S’il est infecté de cette folle maladie, il n’y a plus rien à espérer de lui pour l’avenir. Actum est[2] de lui comme homme public, s’il se jette une fois dans la rime.

Ben Johnson, La Foire de Saint-Barthélemy.

 

Mon père, généralement parlant, savait maîtriser ses passions ; il se possédait toujours, et il était rare que son mécontentement se manifestât par des paroles ; seulement son ton avait alors quelque chose de plus sec et de plus dur qu’à l’ordinaire. Jamais il n’employait les menaces ni les expressions d’un profond ressentiment. Toutes ses actions étaient uniformes, toutes étaient dictées par un esprit de système, et sa maxime était d’aller toujours droit au but sans perdre le temps en de vains discours. C’était donc avec un sourire sardonique qu’il écoutait les réponses irréfléchies que je lui faisais sur l’état du commerce en France ; et il me laissa impitoyablement m’enfoncer de plus en plus dans les mystères de l’agio, des droits et des tarifs ; mais quand il vit que je n’étais pas en état de lui expliquer l’effet que le discrédit des louis d’or avait produit sur la négociation des lettres de change, il ne put y tenir. – L’événement le plus remarquable arrivé de mon temps, s’écria mon père (il avait pourtant vu la Révolution[3]), et il n’en sait pas plus là-dessus qu’un poteau sur le quai !

– M. Francis, observa Owen avec son ton timide et conciliant, ne peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du 1er mai 1700, il est ordonné au porteur de se présenter dans les dix jours qui suivront l’échéance...

– M. Francis, dit mon père en l’interrompant, se rappellera bientôt tout ce que vous aurez la bonté de lui souffler. Mais, sur mon âme ! comment Dubourg a-t-il pu permettre... Dites-moi, Owen, êtes-vous content de Clément Dubourg, son neveu, qui travaille depuis très longtemps dans mes bureaux ?

– Monsieur, c’est l’un des commis les plus habiles de la maison, un jeune homme vraiment étonnant pour son âge, répondit Owen ; car la gaieté et la politesse du jeune Français l’avaient séduit.

– Oui, oui, je crois qu’il entend quelque chose, lui, aux changes. Dubourg s’est arrangé de manière que j’eusse du moins sous la main un jeune homme qui entendît mes affaires ; mais je le devine, et il s’en apercevra quand il regardera la balance de nos comptes. Owen, vous paierez à Clément ce trimestre, et vous lui direz de se tenir prêt à partir pour Bordeaux sur le vaisseau de son père.

– Renvoyer à l’instant Clément Dubourg, monsieur ! dit Owen d’une voix tremblante.

– Oui, monsieur, je le renvoie à l’instant. C’est bien assez d’avoir dans la maison un Anglais stupide pour faire à tout moment des erreurs, sans y garder encore un rusé Français qui en profite.

Quand même l’amour de la liberté et de la justice n’eût pas été gravé dans mon cœur dès ma plus tendre enfance, j’avais vécu assez longtemps sur le territoire du grand monarque pour contracter une franche aversion pour tous les actes d’autorité arbitraire ; et je ne pus m’empêcher d’intercéder en faveur du jeune homme qu’on voulait punir d’avoir acquis les connaissances que mon père regrettait de ne pas me voir posséder.

– Je vous demande pardon, monsieur, dis-je aussitôt que M. Osbaldistone eut cessé de parler ; mais il me semble que, si j’ai négligé mes études, je suis seul coupable, et qu’il n’est pas juste qu’un autre supporte une punition que j’ai méritée. Je n’ai pas à reprocher à M. Dubourg de ne m’avoir pas fourni toutes les occasions de m’instruire, quoique je n’aie pas su les mettre à profit ; et quant à M. Clément Dubourg...

– Quant à lui et quant à vous, reprit mon père, je prendrai les mesures convenables. C’est bien, Frank, de rejeter tout le blâme sur vous-même ; c’est très bien, je l’avoue. Mais je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s’être contenté de fournir à Frank les moyens de s’instruire sans s’être aperçu et sans m’avoir averti qu’il n’en profitait pas. Vous voyez, Owen, que Frank a du moins ces principes naturels d’équité qui doivent caractériser un marchand anglais.

– M. Francis, dit le vieux commis en inclinant un peu la tête, et en élevant légèrement la main droite, habitude qu’il avait contractée par l’usage où il était de placer sa plume derrière son oreille avant de parler ; M. Francis paraît connaître le principe fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois : que A fasse à B ce qu’il voudrait que B lui fit ; le produit sera une conduite honorable.

Mon père ne put s’empêcher de sourire, en voyant réduire à des formes arithmétiques cette noble morale ; mais il continua au bout d’un instant :

– Tout cela ne signifie rien, Frank, me dit-il ; vous avez dissipé votre temps comme un enfant ; à présent il faut apprendre à vivre comme un homme. Je chargerai Owen de vous mettre au fait des affaires, et j’espère que vous recouvrerez le temps perdu.

J’allais répondre ; mais Owen me regarda d’un air si suppliant et si expressif que je gardai involontairement le silence.

– À présent, dit mon père, nous allons reprendre le sujet de ma lettre du mois dernier, à laquelle vous m’avez fait une réponse qui était aussi irréfléchie que peu satisfaisante ; mais commencez par remplir votre verre, et passez la bouteille à Owen.

Le manque de courage, – d’audace, si vous voulez, ne fut jamais mon défaut. Je répondis fermement que j’étais fâché qu’il ne trouvât pas ma lettre satisfaisante, mais qu’elle était le fruit des réflexions les plus sérieuses ; que j’avais médité à plusieurs reprises et envisagé sous ses différents points de vue la proposition qu’il avait eu la bonté de me faire, et que ce n’était pas sans peine qu’il m’était impossible de l’accepter.

Mon père fixa les yeux sur moi, et les détourna au même instant. Comme il ne répondait pas, je me crus obligé de continuer, quoique avec un peu d’hésitation, et il ne m’interrompit que par des monosyllabes.

– Je sais, monsieur, qu’il n’est point d’état plus utile et plus respectable que celui de négociant, point de carrière plus honorable que celle du commerce.

– En vérité !

– Le commerce réunit les nations ; il entretient l’industrie ; il répand ses bienfaits sur tout l’univers ; il est au bien-être du monde civilisé ce que les relations journalières de la vie sont aux sociétés isolées, ou plutôt ce que l’air et la nourriture sont au corps.

– Eh bien, monsieur ?

– Et cependant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans mon refus d’embrasser une profession que je ne me sens pas capable d’exercer.

– J’aurai soin que vous le deveniez. Vous n’êtes plus l’hôte ni l’élève de Dubourg ; Owen sera votre précepteur à l’avenir.

– Mais, mon cher père, ce n’est pas du défaut d’instruction que je me plains ; c’est uniquement de mon incapacité. Jamais je ne pourrai profiter des leçons...

– Sottises ! Avez-vous tenu votre journal, comme je vous l’avais déjà recommandé ?

– Oui, monsieur.

– Montrez-le-moi, s’il vous plaît.

Le livre que mon père me demandait était une espèce d’agenda général que j’avais tenu par son ordre, et sur lequel il m’avait recommandé de prendre des notes de tout ce que j’apprendrais d’utile dans le cours de mes études. Prévoyant qu’à mon retour il demanderait à le voir, j’avais eu soin d’y insérer tout ce qui pourrait lui plaire ; mais souvent la plume écrivait sans que la tête réfléchît ; et, comme ce livre se trouvait toujours sous ma main, j’y inscrivais aussi quelquefois des notes bien étrangères au négoce. Il fallut pourtant le remettre à mon père, et je priai le ciel avec ferveur qu’il ne tombât pas sur quelque chapitre qui eût encore augmenté son mécontentement contre moi. La figure d’Owen, qui s’était un peu allongée quand mon père m’avait demandé mon journal, reprit sa rondeur ordinaire en voyant par ma réponse que j’étais en règle : elle exprima le sourire de l’espoir lorsque j’apportai un registre qui avait toutes les apparences d’un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau, bords usés ; c’était bien suffisant pour rassurer le bon commis sur le contenu, et bientôt son front rayonna de joie en entendant mon père en lire quelques pages, et faire en même temps ses remarques critiques.

– Eaux-de-vie, – barils et barriques, – tonneaux. – À Nancy, 29. – À Cognac et à La Rochelle, 27. – À Bordeaux, 32. – Fort bien, Frank ! – Droits de douanes et tonnage, voyez les tables de Saxby. – Ce n’est pas cela ; il fallait transcrire le passage en entier : cela aide à le fixer dans la mémoire – Reports, – debentur ; – plombs de la douane, – toiles, – Isingham. – Hollande. – stockfish, – titling-cropling, – lubfish[4]. – Vous auriez dû mettre que tous ces poissons doivent être compris parmi les titlings. Combien un titling a-t-il de pouces de long ?

Owen, me voyant pris, se hasarda à me souffler :

– Dix-huit pouces, mon père.

– Et un lubfish ?

– Vingt-quatre.

– Très bien ! Il est important de s’en souvenir, à cause du commerce portugais. – Mais qu’est-ce que ceci ? – Bordeaux. fondé en l’an... Château-Trompette, Palais de Galien. – Ah ! bien ! très bien encore ! Ce sont des notes historiques ; vous n’avez pas eu tort de les prendre. C’est une espèce de répertoire général, Owen, l’abrégé sommaire de toutes les transactions du jour, achats, paiements, quittances, commissions, lettres d’avis, mementos de toute espèce.

– Afin qu’ensuite ils puissent être régulièrement transcrits sur le journal et sur le grand livre de compte, répondit M. Owen : je suis charmé que M. Francis soit aussi méthodique.

Ce n’était pas sans regret que je me voyais en faveur, car je craignais que mon père n’en persistât davantage dans sa résolution de me faire entrer dans le commerce ; et, comme j’étais bien décidé à n’y jamais consentir, je commençais à regretter d’avoir été, pour me servir de l’expression de mon ami M. Owen, aussi méthodique. Mais je fus bientôt tiré d’inquiétude : une feuille de papier, couverte de ratures, tomba du livre. Mon père la ramassa, et Owen remarquait qu’il serait bon de l’attacher au registre avec un pain à cacheter, lorsque mon père l’interrompit en s’écriant : – À la mémoire d’Édouard le prince Noir ! Qu’est-ce donc que tout ceci ? Des vers, par le ciel ! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou !

Mon père, vous devez vous le rappeler, en vrai commerçant, regardait avec mépris les travaux des poètes. Comme homme pieux, et étant non-conformiste, il les trouvait aussi profanes que futiles. Avant de le condamner, rappelez-vous aussi combien de poètes, à la fin du dix-septième siècle, prostituaient leur plume, et ne scandalisaient pas moins les honnêtes gens par leur conduite que par leurs écrits. La secte dont était mon père éprouvait, ou du moins affectait l’aversion la plus prononcée pour les productions légères de la littérature ; de sorte que plusieurs causes se réunissaient pour augmenter l’impression défavorable que devait lui faire la funeste découverte de cette malheureuse pièce de vers. Quant au pauvre Owen, si la perruque courte qu’il portait alors avait pu se déboucler toute seule, et tous les cheveux qui la composaient se dresser d’horreur sur sa tête, je suis sûr que, malgré toutes les peines qu’il s’était données le matin pour la friser, la symétrie de sa coiffure eût été dérangée seulement par l’effet de son étonnement. Un déficit dans la caisse, une rature sur son journal, une erreur d’addition dans ses comptes ne l’eussent pas surpris plus désagréablement. Mon père lui lut les vers, tantôt en affectant de ne pas les comprendre, tantôt avec une emphase héroïque, toujours avec cette ironie amère qui attaque cruellement les nerfs d’un auteur.

 

Les échos de Fontarabie...

 

– Les échos de Fontarabie ! dit mon père en s’interrompant ; parlez-nous de la foire de Fontarabie, plutôt que de ses échos.

 

Les échos de Fontarabie,

Quand près de Roncevaux Roland, perdant la vie,

Fit ouïr de son cor le signal déchirant,

Annoncèrent à Charlemagne

Que sous le fer cruel des mécréans d’Espagne

Son noble champion gémissait expirant.

 

Mécréans ! qu’est-ce que cela ? Pourquoi ne pas dire les païens ou les Maures. Écrivez du moins dans votre langue, s’il faut que vous écriviez des sottises.

 

Nobles coteaux de l’Angleterre,

Quelles voix, parcourant l’Océan et la terre,

Vous apprendra la mort d’un aussi grand guerrier ?

L’espoir brillant de sa patrie,

Le héros de Crécy, le vainqueur de Poitier,

Dans les murs de Bordeaux vient de perdre la vie.

 

Poitiers s’écrit toujours avec un s, et je ne vois pas pourquoi vous sacrifieriez l’orthographe à la rime.

 

Écuyers, dit le paladin,

Ah ! venez soutenir ma tête languissante ;

Venez la soulager de mon casque d’airain.

Du soleil la splendeur mourante

Trace sur la Garonne un dernier sillon d’or

Une dernière fois je veux le voir encor.

 

Encor et or ! Mauvaise rime ! Comment donc, Frank, vous ne savez même pas ce misérable métier que vous avez choisi !

 

Dans le sein brillant de la gloire,

Roi des cieux, comme moi tu trouves le sommeil,

Tu cèdes à la nuit une courte victoire ;

Mais la nature en deuil invoque ton réveil.

De même sur mon mausolée,

On verra l’Angleterre en pleurs et désolée.

En vain l’astre de mes exploits

Va s’éteindre aujourd’hui sur ce noble rivage,

Les Français,  que ce bras vainquit plus d’une fois,

À ma valeur rendront hommage ;

Et souvent l’astre anglais, dans ce même climat,

Dans la flamme et le sang reprendra son éclat.

 

Dans la flamme et le sang ! Expression nouvelle ! – Bonjour, mes maîtres, je vous souhaite une joyeuse fête de Noël[5]. Vraiment le sonneur de cloches fait de meilleurs vers. À ces mots, mon père chiffonna le papier dans ses doigts de l’air du plus profond mépris, et il conclut en disant : – Par mon crédit ! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou !

Que pouvais-je dire, mon cher Tresham ? je restai immobile à ma place, dévorant ma mortification, tandis que mon père me lançait un regard de pitié, dans lequel perçait l’ironie la plus insultante, et que le pauvre Owen, les mains et les yeux levés vers le ciel, semblait aussi frappé d’horreur que s’il venait de lire le nom de son patron dans la liste des banqueroutes sur la gazette. À la fin je rassemblai tout mon courage, et rompis le silence, en ayant soin que le ton de ma voix ne trahît pas l’agitation que j’éprouvais.

– Je sais, monsieur, combien je suis peu propre à jouer dans le monde le rôle éminent que vous m’y destiniez ; heureusement je n’ambitionne pas la fortune que je pourrais acquérir. M. Owen serait un associé beaucoup plus utile, et plus en état de vous seconder. J’ajoutai ces mots avec une intention maligne ; car il me semblait qu’Owen avait déserté ma cause un peu trop vite.

– Owen, dit mon père, ce jeune homme est fou, décidément fou ! – Et me faisant froidement tourner du côté d’Owen : – Owen ! continua-t-il, il est sûr qu’il me rendrait plus de services que vous. Mais vous, monsieur, que ferez-vous, s’il vous plaît ? Quels sont vos sages projets ?

– Je désirerais, monsieur, répondis-je avec assurance, voyager deux ou trois ans, si vous aviez la bonté de me le permettre. Sinon, je n’aurais pas de répugnance à passer le même temps à l’université d’Oxford ou de Cambridge.

– Au nom du sens commun ! a-t-on jamais rien vu de semblable ? Vouloir aller au collège parmi des pédants et des jacobites, lorsqu’il pourrait faire fortune dans le monde ! Pourquoi n’iriez-vous pas même à Westminster ou à Eton, pour étudier la grammaire de Lilly et la syntaxe, vous soumettre même, si cela vous plaît, aux étrivières[6] ?

– Malgré le désir que j’aurais de perfectionner mon éducation, si vous désapprouvez la demande que je vous ai faite, je retournerai volontiers sur le continent.

– Vous n’y êtes déjà resté que trop longtemps, M. Francis.

– Eh bien ! monsieur, si vous désirez que je choisisse un état, permettez-moi d’entrer dans l’état militaire ; j’irai...

– Allez au diable ! interrompit brusquement mon père ; puis, se reprenant tout à coup : – En vérité, dit-il, vous me feriez perdre la tête. N’y a-t-il pas de quoi devenir fou, Owen ? Lepauvre Owen baissa la tête et ne répondit rien. – Écoutez, Francis, ajouta mon père, je vais couper court à toute discussion. J’avais votre âge quand mon père me prit par les épaules et me chassa de chez lui en me déshéritant pour faire passer tous ses biens sur la tête de mon frère cadet. Je partis d’Osbaldistone-Hall sur le dos d’un mauvais bidet, avec dix guinées dans ma bourse. Depuis ce jour, je n’ai jamais mis les pieds sur le seuil du château, et jamais je ne les y mettrai. Je ne sais ni me soucie de savoir si mon frère est vivant, ou s’il s’est cassé le cou dans quelqu’une de ses chasses au renard ; mais il a des enfants, Francis, et j’en adopterai un, si vous me contrariez davantage.

– Vous êtes libre, monsieur, répondis-je avec plus d’indifférence peut-être que de respect ; vous êtes libre de disposer à votre gré de votre fortune.

– Oui, Francis, je suis libre de le faire, et je le ferai. Ma fortune, je ne la dois qu’à moi seul ; c’est à force de soins et de travaux que je l’ai acquise, et je ne souffrirai pas qu’un frelon se nourrisse du miel péniblement amassé par l’abeille. Pensez-y bien ; je vous ai dit toutes mes intentions ; elles sont irrévocables.

– Mon cher monsieur, mon très honoré maître, s’écria Owen les larmes aux yeux, vous n’êtes pas dans l’usage de traiter avec tant de précipitation les affaires d’importance. N’arrêtez pas le compte avant que M. Francis ait eu le temps de comparer les produits. Il vous aime, il vous respecte ; et, quand il fera entrer l’obéissance filiale en ligne de compte, je suis sûr qu’il n’hésitera plus à vous satisfaire.

– Pensez-vous, dit mon père d’un ton sec, que je lui propose deux fois d’être mon ami, mon associé, mon confident, de partager mes travaux et ma fortune ? Owen, je croyais que vous me connaissiez mieux.

Il me regarda comme s’il avait l’intention d’ajouter quelque chose, mais, changeant tout à coup d’idée, il me tourna brusquement le dos, et sortit de la chambre. Les dernières phrases de mon père m’avaient vivement touché : je n’avais pas encore envisagé la question sous ce point de vue ; et, s’il eût employé cet argument dans le principe, il est probable qu’il n’eût pas eu à se plaindre de moi.

Mais il était trop tard. J’avais aussi un caractère décidé, et ma résolution était prise. Owen, quand nous fûmes seuls, tourna sur moi ses yeux baignés de larmes, comme pour découvrir, avant de se charger des délicates fonctions de médiateur, quel était le côté faible sur lequel il devait diriger principalement ses attaques. Enfin il commença d’une voix entrecoupée de sanglots, et en s’interrompant à chaque mot : – Oh ciel ! M. Francis !... grands dieux, monsieur !... est-il possible, M. Osbaldistone ! Qui jamais eût pu croire... un si bon jeune homme ! au nom du ciel, regardez les deux parties du compte... Quel déficit !... Songez à ce que vous allez perdre ! Une belle fortune, monsieur, l’une des premières maisons de la Cité, qui, déjà connue sous la raison Tresham et Trent, a prospéré bien plus encore sous celle Osbaldistone et Tresham... Vous rouleriez sur l’or, M. Francis... et, mon cher monsieur, s’il y avait quelque partie de l’ouvrage des bureaux qui vous déplût, soit la copie des lettres, ou les comptes à rédiger, je le ferais, ajouta-t-il en baissant la voix, je le ferais pour vous, tous les mois, toutes les semaines, tous les jours même, si vous le voulez. Allons, mon cher Francis, faites un effort pour obliger votre père, et Dieu vous bénira.

– Je vous remercie, M. Owen, je vous remercie vivement de vos bonnes intentions ; mais mon père sait l’usage qu’il doit faire de sa fortune, il parle d’un de mes cousins ; qu’il dispose à son gré de ses richesses : je ne vendrai jamais ma liberté au poids de l’or.

– Ah, monsieur ! si vous aviez vu les comptes du dernier trimestre ! quels brillants produits ! six chiffres ; oui, M. Francis, six chiffres[7] au total de l’actif de chaque associé ! et tout cela deviendrait la proie d’un papiste, de quelque nigaud du nord, ou d’un ennemi du gouvernement !... Qu’il serait dur pour moi, qui me suis toujours donné tant de peine pour la prospérité de la maison, de la voir entre les mains... ah ! cette idée seule me fend le cœur ! Au lieu que, si vous restiez avec votre père, quelle belle raison de commerce nous aurions alors ! Osbaldistone, Tresham et Osbaldistone, ou peut-être, qui sait (baissant encore la voix), Osbaldistone, Osbaldistone et Tresham ; car le nom d’Obaldistone peut l’emporter encore sur celui de Tresham.

– Mais, M. Owen, mon cousin s’appelant aussi Osbaldistone, la raison de commerce sera tout aussi belle que vous pouvez le désirer.

– Oh ! fi ! M. Francis, quand vous savez à quel point je vous aime ! votre cousin, en vérité ! un papiste comme son père, un ennemi de la maison de Hanovre ; un autre item, sans doute !

– Il y a parmi les catholiques, M. Owen, de très braves gens.

Owen allait répondre avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, lorsque mon père entra dans la chambre.

– Vous aviez raison, Owen, lui dit-il, et j’avais tort. Nous prendrons plus de temps pour faire nos réflexions. Jeune homme, vous vous préparerez à me donner une réponse d’aujourd’hui en un mois.

Je m’inclinai en silence, charmé de ce sursis inattendu qui me semblait d’un heureux augure, et ne doutant pas que mon père ne fût décidé à se relâcher un peu de sa première rigueur.

Ce mois d’épreuve s’écoula sans qu’il arrivât rien de remarquable. J’allais, je venais, je disposais de mon temps comme bon me semblait, sans que mon père me fit la moindre question, le moindre reproche. Il est vrai que je ne le voyais guère qu’aux heures des repas ; alors il avait soin d’éviter une discussion que, comme vous pouvez le croire, je n’étais pas pressé d’entamer. Notre conversation roulait sur les nouvelles du jour, ou sur ces lieux communs, ressource ordinaire des gens qui ne se sont jamais vus. Personne n’eût pu présumer, en nous entendant, qu’il régnait entre nous autant de mésintelligence, et que nous étions à la veille d’entrer dans une discussion qui nous intéressait si vivement. Quand j’étais seul, je m’abandonnais souvent à mes réflexions. Était-il probable que mon père tînt strictement sa parole, et qu’il déshéritât son fils unique en faveur d’un neveu qu’il n’avait jamais vu, et de l’existence duquel il n’était même pas bien sûr ? La conduite de mon grand-père, en pareille occasion, eût dû me faire prévoir celle que tiendrait son fils. Mais je m’étais formé une fausse idée du caractère de mon père. Je me rappelais la déférence qu’il avait pour toutes mes volontés et tous mes caprices, avant que je partisse pour la France ; mais j’ignorais qu’il y a des hommes qui, pleins d’indulgence et de bonté pour leurs enfants en bas âge, et se prêtant alors à toutes leurs fantaisies, n’en sont pas moins sévères par la suite, lorsque ces mêmes enfants, hommes à leur tour, et accoutumés à commander, ne veulent plus obéir et résistent à leurs volontés. Au contraire je me persuadais que tout ce que j’avais à craindre, c’était que mon père ne me retirât momentanément une partie de sa tendresse ; peut-être même me bannirait-il pour quelques semaines de sa présence. Mais cet exil viendrait d’autant plus à propos qu’il me fournirait l’occasion de corriger et de mettre au net les premiers chants de l’Orlando Furioso, que j’avais commencé à traduire en vers. Insensiblement je me pénétrai si fort de cette idée que je rassemblai mes brouillons ; et j’étais en train de marquer les passages qui auraient besoin d’être retouchés, lorsque j’entendis frapper bien doucement à la porte de ma chambre. Je renfermai bien vite mon manuscrit dans mon secrétaire, et je courus ouvrir. C’était M. Owen. Tel était l’ordre, telle était la régularité que ce digne homme mettait dans ses actions, telle était son habitude de ne jamais s’écarter du chemin qui conduisait de sa chambre au bureau que, selon toute apparence, c’était la première fois qu’il paraissait au second étage de la maison ; et je suis encore à chercher comment il fit pour découvrir mon appartement.

– M. Francis, me dit-il lorsque je lui eus exprimé la surprise et le plaisir que me causait sa visite, je ne sais pas si je fais bien de venir vous répéter ce que je viens d’apprendre ; peut-être ne devrais-je pas parler hors du bureau, de ce qui se passe en dedans. On ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux murs du magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal. Mais le jeune Twineall a fait une absence de plus de quinze jours, et il n’y a que vingt-quatre heures qu’il est de retour.

– Très bien, mon cher monsieur ; mais que me font, je vous prie, l’absence ou le retour du jeune Twineall ?

– Attendez, M. Francis : votre père l’a chargé d’un message secret. Il ne peut pas avoir été à Falmouth au sujet de la famille de Pilchard. La créance que nous avions sur Blackwell et compagnie, d’Exeter, vient enfin d’être liquidée ; les contestations qui s’étaient élevées entre notre maison et quelques entrepreneurs des mines de Cornouaille se sont, grâce au ciel, terminées à l’amiable de toute manière. D’ailleurs, il eût fallu consulter mes livres ; en un mot, je crois fermement que Twineall a été dans le nord, chez votre oncle...

– Est-il possible ? m’écriai-je un peu alarmé.

– Il n’a parlé, monsieur, depuis son retour, que de ses nouvelles bottes et de ses éperons, et d’un combat de coqs à York. C’est aussi vrai que la table de multiplication. Plaise à Dieu, mon cher enfant, que vous vous décidiez à contenter votre père, et à devenir comme lui un bon et brave négociant !

J’éprouvai dans ce moment une violente tentation de me soumettre, et de combler de joie le bon Owen en le priant de dire à mon père que j’étais prêt à me conformer à ses volontés. Mais l’orgueil, ce sentiment parfois louable, plus souvent répréhensible, l’orgueil m’en empêcha. Mon consentement expira sur mes lèvres, et pendant que je cherchais à vaincre une certaine honte, dont ma raison eût peut-être fini par triompher, Owen entendit la voix de mon père qui l’appelait. Il sortit aussitôt de ma chambre, avec la même précipitation et la même terreur que s’il eût commis un crime en y entrant, et l’occasion fut perdue.

Mon père était méthodique en tout. Au même jour, à la même heure, dans le même appartement, du même ton et de la même manière qu’un mois auparavant, il renouvela la proposition qu’il m’avait faite de m’associer à sa maison de banque, et de me charger d’une branche de son commerce, en m’invitant à lui faire connaître ma résolution définitive. Je trouvai qu’il avait pris une route tout opposée à celle qu’il eût fallu suivre pour me convaincre ; et je crois encore aujourd’hui qu’il manqua de politique en me parlant durement. Un regard de bonté, une parole bienveillante m’eussent fait tomber à ses pieds, et je me serais rendu à discrétion. Un ton sec, un regard sévère ne firent que m’endurcir dans mon obstination, et je répondis avec respect qu’il m’était impossible d’accepter ses offres. Peut-être pensais-je que c’eût été montrer trop de faiblesse que de se rendre à la première sommation ; peut-être attendais-je que je fusse pressé plus vivement, afin du moins de ne pas être accusé d’inconséquence, et de pouvoir me faire honneur du sacrifice que je ferais à l’autorité paternelle. S’il en était ainsi, je fus trompé dans mon attente, car mon père se tourna froidement vers Owen et ajouta d’un ton calme : – Je vous l’avais dit. Puis, s’adressant à moi : – Francis, me dit-il, à votre âge, vous devez être aussi en état que vous le serez probablement jamais de juger dans quelle carrière vous trouverez le bonheur ; ainsi je ne vous presse pas davantage. Mais, quoique je ne sois pas forcé de me prêter à vos projets plus que vous ne l’êtes de vous conformer à mes vues, puis-je savoir si vous en avez formé pour lesquels vous ayez besoin de mon assistance ?

Cette question me déconcerta, et je répondis avec un peu de confusion que, n’ayant appris aucun état et ne possédant rien, il m’était évidemment impossible de subsister si je ne recevais aucun secours de mon père ; que mes désirs étaient très bornés, et que j’espérais que l’aversion invincible que j’éprouvais pour la profession qu’il m’avait destinée ne me priverait pas de sa protection et de sa tendresse.

– C’est-à-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et cependant aller où bon vous semble : cela est difficile à accorder, Frank. Je suppose néanmoins que votre intention est de m’obéir, pourvu que mes ordres ne contrarient pas vos projets.

J’allais parler. – Silence, s’il vous plaît, ajouta-t-il. Si telle est votre intention, vous pouvez bien partir immédiatement pour le nord de l’Angleterre ; il est bon que vous fassiez une visite à votre oncle. J’ai choisi parmi ses fils (il en a sept, je pense) celui qu’on m’a dit être le plus digne de remplir la place que je vous destinais dans ma maison. Mais il reste encore quelques arrangements à terminer là-bas, et pour cela votre présence ne sera pas inutile : vous recevrez des instructions plus détaillées à Osbaldistone-Hall, où vous voudrez bien rester jusqu’à ce que je vous rappelle. Demain matin tout sera prêt pour votre départ.

À ces mots mon père sortit de la chambre.

– Qu’est-ce que tout cela signifie, M. Owen ? dis-je à mon pauvre ami, dont la physionomie portait l’empreinte du plus profond abattement.

– Tout est perdu, M. Francis !... Hélas ! si vous aviez voulu me croire !... mais à présent il n’y a plus de ressource ; quand votre père parle de ce ton calme et résolu, c’est comme un compte arrêté, il ne change plus.

Et l’événement le prouva ; car, le lendemain matin, à cinq heures, je me trouvai sur la route d’York, monté sur un assez bon cheval, et avec cinquante guinées dans ma poche, voyageant pour aider mon père à me choisir un successeur qui viendrait prendre ma place dans sa maison pour me dérober sa tendresse, et peut-être même sa fortune.